Voir la lettre au format PDF : 2006-07-FELCO – Ministère- réforme lycées- obligation anglais
Monsieur le Ministre
Nous nous adressons une nouvelle fois à vous pour dénoncer la politique de liquidation de l’enseignement des langues régionales induite, volontairement ou pas, par nombre de vos décisions.
Dans la période particulière que nous vivons depuis la mi-mars, notre attention, vous le comprenez bien, a été tournée vers la continuité pédagogique puis vers le retour progressif et nécessaire des élèves à l’école. En tant qu’agents du service public, les enseignants d’occitan que nous représentons se sont mobilisés pour assurer la continuité d’un service public de qualité. Notre association a notamment mis à la disposition de nos collègues des ressources numériques pour leur permettre de s’adapter à la situation : http://www.felco-creo.org/08-04-20/.
Or, Monsieur le Ministre, ces collègues vivent douloureusement le contraste entre leur engagement professionnel et citoyen et le mépris qu’ils ressentent de la part de vos services quant à la matière qu’ils enseignent.
La réforme des lycées
Aucune réponse de votre part n’a été donnée à l’état des lieux catastrophiques que nous dressions, ni à nos propositions d’aménagement de ladite réforme, ni à nos demandes d’audience, dont la dernière en date du 25 avril dernier (http://www.felco-creo.org/25-04-20-reforme-des-lycees-la-realite-des-chiffres-contre-les-propos-lenifiants-lettre-au-ministre/). Nous nous permettons donc de vous y renvoyer.
Une place excessive donnée à l’anglais
La publication au journal officiel du 5 avril de l’arrêté ESRS19220076A impose de fait dans la plupart des formations du supérieur l’anglais comme langue étrangère indispensable à l’obtention du diplôme qu’elles délivrent. Les associations d’enseignants de langues régionales et toutes les associations engagées dans leur promotion, ne peuvent rester indifférentes aux conséquences de cet arrêté. Il a fallu des décennies pour que ces langues accèdent à un statut à peu près stable et reconnu dans l’enseignement supérieur, au même titre que d’autres langues étrangères de moindre diffusion, dont les universités françaises offraient traditionnellement un éventail varié, spécificité reconnue à l’échelle internationale. Or l’arrêté du 3 avril entraîne une réduction drastique de l’espace laissé à ces langues, dont les langues régionales, au motif qu’elles seraient jugées non rentables. Cette vision à courte vue instaure de fait le monopole de l’anglais comme langue étrangère indispensable à la constitution du bagage intellectuel des étudiants français.
De surcroit l’anglophilie qui semble animer votre ministère ne se limite pas à l’enseignement supérieur. S’appuyant sur le rapport Taylor-Manès de 2018 intitulé « Propositions pour une meilleure maîtrise des langues vivantes étrangères, Oser dire le nouveau monde » la politique de développement à grande échelle de l’enseignement de l’anglais vise aussi l’enseignement primaire et secondaire. Nous n’entrerons pas dans l’exégèse de ce curieux « oser dire le nouveau monde » au moment même où on nous répète à l’envi que ce nouveau monde d’avant est déjà obsolète ; nous constatons seulement (et d’autres l’ont fait avant nous) que le pluriel employé pour les langues étrangères cache difficilement le seul anglais et oublie les langues dites régionales. Ce rapport, que nous n’accablerons pas davantage tant la plupart des linguistes et des spécialistes de la didactique des langues ont pu le faire, conclut sur un certain nombre de propositions, reprises presque in extenso par vos services dans leur « plan d’actions pour une meilleure maîtrise des langues vivantes étrangères ».
Parmi les 10 points de ce plan, trois concernent nommément l’anglais (seule langue citée) et donnent des objectifs clairs :
– rendre obligatoire l’apprentissage de l’anglais (pt 3)
– créer un test de positionnement en 3ème en anglais dès 2020 (pt 6)
– créer pour la rentrée 2020 au moins une école bilingue dans une grande langue internationale (on aura compris laquelle) dans tous les départements qui n’en ont aujourd’hui aucune (pt 9)
De fait, cette politique se met en place avec une célérité à laquelle, concernant les classes bilingues en langues régionales, nous avons été peu habitués, même si l’on sait d’expérience que dès lors qu’une telle offre est proposée ces sections n’ont aucune peine à recruter des élèves.
Qu’on en juge par exemple avec le département de la Gironde : quatre sites bilingues français-anglais devraient ouvrir à la rentrée 2020, soit autant que d’ouvertures de sites français-occitan en… dix ans.
Loin de nous l’idée de contester le développement du bilinguisme. Depuis 30 ans qu’existent les écoles bilingues français-occitan, nous constatons tous les jours les bienfaits cognitifs du bilinguisme précoce, unanimement reconnus par les psycholinguistes et neurolinguistes et relevés dans les évaluations de l’Éducation nationale.
Les enseignants d’occitan sont aussi depuis longtemps investis dans de nombreux projets innovants liant leur enseignement à celui des autres langues romanes mais aussi aux langues et cultures du monde, des Etats-Unis à la Russie en passant par l’Ecosse à l’Autriche.
Or, en proposant l’anglais dans le cadre d’un enseignement bilingue précoce on détruit la place déjà trop modeste que s’étaient faites les langues régionales. Pire, en faisant mine de répondre à une demande des parents (combien d’autres demandes ne sont pas entendues !) on exclut de fait l’étude de toutes les autres langues : l’anglais étant perçu comme nécessaire et suffisant pour voyager, étudier, travailler… quelle sera la motivation pour apprendre une autre langue considérée comme « moins utile » ? Le psycholinguiste Gilbert Dalgalian, qui fait autorité en la matière, résume cette situation ainsi « Aucune langue ne fait obstacle à l’anglais mais l’anglais risque de faire obstacle à toutes les autres » (CRDP Midi-Pyrénées 2009 : http://www.cndp.fr/crdp-toulouse/IMG/pdf/entretien_dalgalian.pdf).
En mettant sciemment en concurrence l’enseignement bilingue en anglais avec celui en langues régionales, vous faites peser une lourde menace sur la place de ces langues dans l’enseignement public et remettez en cause tous les efforts entrepris pendant 30 ans pour leur développement. Nous ne pouvons accepter que nos langues, reconnues dans la Constitution depuis 2008 comme « éléments du patrimoine de la France » (article 75-1) soient une fois encore les victimes de votre politique.
Des décisions anti-français
De plus, nous tenons à vous signaler qu’une telle promotion de l’anglais pourrait, pour le moins, être en contradiction avec notre Constitution, et au pire porter une grave atteinte à l’usage du français par nos jeunes générations. Le rayonnement de la langue de la République à l’étranger en serait affaibli. Quel intérêt auraient les non-francophones à étudier le français si tous les français parlent anglais ?
C’est pourquoi, Monsieur le Ministre, nous vous demandons de bien vouloir faire respecter en priorité les engagements pris en faveur d’un développement de l’enseignement des langues régionales au travers de l’article 312-10 du code de l’éducation et des diverses Conventions signées entre votre ministère et les collectivités territoriales (régions et départements). D’autre part, nous souhaitons que nos jeunes puissent bénéficier d’un enseignement réellement multilingue, tel que défini dans le CECRL. Nous vous invitons donc, à la lumière des travaux des linguistes et des didacticiens des langues, à repenser l’organisation de leur enseignement, en commençant par une langue de proximité, puis une langue de moindre diffusion, avant de proposer l’anglais. Ces étapes, loin de pénaliser l’apprentissage de l’anglais, le faciliteront de par les nombreux acquis linguistiques et métalinguistiques que les élèves auront déjà validés dans les langues précédemment étudiées.
Nous espérons pourvoir bénéficier de votre attention et nous tenons à votre disposition pour tous les échanges que vous jugerez nécessaires.
Soyez assuré, Monsieur le Ministre de nos respectueuses salutations.