06-02-23- Benjamin Morel. La France en miettes. Régionalismes, l’autre séparatisme. Une analyse de l’ouvrage

La France en miettes. Régionalismes, l’autre séparatisme, c’est le titre d’un essai de Benjamin Morel qui vient de paraître aux éditions du Cerf.

Cette maison d’édition, qui se définit comme « chrétienne » a également publié il y a peu un ouvrage de Stéphane Giocanti, La Renaissance du sud[1], consacré à la langue et à la culture d’oc. Le moins qu’on puisse dire, c’est que la juxtaposition de ces deux titres témoigne de l’éclectisme de l’éditeur. Car autant Giocanti montre de l’empathie pour la culture dont il parle, autant Benjamin Morel est vent debout contre un « régionalisme » qu’il voit carrément comme préparant l’éclatement de la France, pas moins. Giocanti est maurrassien, et ne s’en cache pas – on lui doit d’ailleurs un livre intéressant sur Maurras félibre. Morel cite beaucoup Maurras, dans lequel il voit le père fondateur du régionalisme qu’il dénonce – ce qui mérite discussion. Mais il n’est assurément pas maurrassien. Il est, nous dit-on, chevènementiste, ce qui ne nous éclaire guère : si le père fondateur de cette mouvance est aujourd’hui rallié au président Macron, ses anciens disciples ont suivi des chemins assez différents qui ont mené certains assez loin à l’extrême-droite, tandis que la plupart des quelques députés se réclamant de lui, et plus ou moins vaguement rattachés à la gauche, ont disparu du paysage dès 2017. Bref, se définir comme chevènementiste risque de ne pas vouloir dire grand-chose, en dehors d’un attachement viscéral à la glorification d’une certaine idée, comme disait l’autre, de la Nation française.

L’auteur est spécialiste de droit constitutionnel (à Assas, le bastion républicain bien connu), ce qui ne l’empêche pas de s’aventurer sur les terrains pourtant minés de l’histoire et de la linguistique, parfois de façon bien imprudente. Son essai, assez correctement rédigé, s’accompagne de nombreuses notes infra-paginales répertoriant les sources de l’auteur. Ces sources méritent examen, et c’est par cet examen que nous commencerons, parce qu’il est révélateur.

Des sources de deux ordres

Certaines sont militantes : les unes émanant des mouvements régionalistes, judicieusement choisis pour coller au propos de l’auteur, mais il y en a d’autres, venues de l’autre bord. On ne s’étonnera donc pas de lui voir citer avec faveur des auteurs (Françoise Morvan, Yvonne Bollmann, Pierre Hillard) spécialisés dans la dénonciation du séparatisme régional mis au service d’un fédéralisme européen piloté par l’Allemagne. Il y a aussi la revue Hérodote, dont Morel croit d’ailleurs qu’elle parle histoire, alors qu’elle est faite par des géographes se piquant de géopolitique, ou des auteurs publiés par un éditeur du nom de François Xavier du Guibert, qui a à son catalogue des plumes comme Louis Aliot et Nicolas Dupont-Aignan. C’est à ce genre de sources que B. Morel emprunte ses données historiques, quitte parfois à ne les lire que superficiellement : ce qui l’amène à nommer La Broderie l’historien breton du XIXe Arthur de la Borderie, ou à parler du groupe corsiste la Murva (sic… il lui arrive, il est vrai, d’écrire correctement A Muvra). Ou encore à parler des grammairiens qui fabriquent au début du XXe siècle le breton des nationalistes en rangeant parmi ces grammairiens un Le Gonidec qui passe ordinairement pour se situer à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles.

Mais Morel mobilise aussi des références académiques, parfois anglo-saxonnes, quand il s’agit d’établir des points de comparaison avec des situations extérieures à la France, ou françaises pour ce qui concerne l’hexagone. Cela dit, là encore, il choisit avec grand soin les seules publications scientifiques qui vont dans son sens. Au risque parfois de négliger les avancées de la recherche : il est assez amusant de voir la place qu’il accorde aux actes d’un colloque Régions et régionalisme en France, dir. Chr. Gras, G. Livet, datant de… 1977[2] : la plupart des auteurs qui y participent sont morts depuis belle lurette. Plus récent, par contre, un ouvrage d’Olivier (Pétré) Grenouilleau, au titre emblématique de Nos petites patries, identités régionales et Etat Central en France, des origines à nos jours[3], compilation superficielle et assez confuse, quoique publiée par Gallimard dans sa bibliothèque des histoires. Au passage, il faut renoncer à compter dans l’ouvrage de Morel le retour de la formule « petites patries, » tant il est obsessionnel. Elle date de la fin du XIXe siècle, mais elle a été récemment ressuscitée par quelques historiens. Elle a l’avantage, pour ces auteurs et pour B. Morel, de définir le cadre qui est le seul auquel puisse correspondre légitimement la référence à des langues et cultures particulières : « une petite patrie est une somme de traditions vécues et d’histoires locales véhiculant une identité instillant un rapport au monde » ; mais il ne peut s’agir que de patries « très locales, très diverses » (p. 28) : dès que l’on cherche à regrouper ces cellules dans des ensembles plus vastes, on s’engage sur une pente savonneuse et dangereuse.

Un double péril guetterait l’unité française selon Morel

Et c’est contre ce danger que l’auteur veut nous alerter. Un double péril guette l’unité française, celui venu de l’extérieur – l’Europe – et celui venu de l’intérieur – un ethnorégionalisme perçu comme menant directement au séparatisme, ce qui, sans que l’auteur se sente obligé de le préciser, le rapproche de « l’autre séparatisme » évoqué subliminalement dans le titre, celui du communautarisme musulman bien sûr. Ce double péril qui sévit déjà à peu près partout en Europe menacerait – toujours selon Morel – à présent la France, au fil des concessions que lui font des gouvernements aveuglés par leur clientélisme régional – les socialistes, comme Macron, étant présentés comme typiques de cet aveuglement. En gros, il y a dans certaines régions – Corse, Bretagne, Alsace surtout – des petits groupes qui utilisent des références culturelles, linguistiques ou historiques plus ou moins fabriquées pour s’engager dans une démarche progressive de rupture avec l’Etat central, au profit d’une recomposition géopolitique, aboutissant à l’avènement d’une Europe fédérale des Régions, pilotée comme il se doit par l’Allemagne.

Les arguments linguistiques de Morel

Vaillamment, B. Morel va démonter les arguments de ces groupes ethnorégionalistes. Linguistiques d’abord : là où, pense-t-il, il ne peut y avoir que des dialectes locaux réservés à un usage réduit – et mourants de toute façon –, les militants inventent des langues artificielles et les imposent à tous, accélérant donc la mort des parlers vivants. C’est l’argument ordinaire d’une Françoise Morvan par exemple. D’ailleurs, le breton existe-t-il ? Pour notre auteur, le caractère celtique de la Bretagne n’est que simple « croyance » à un mythe lancé par les ethnorégionalistes du XIXe. On se demandera donc à quel groupe linguistique rattacher le breton, et comment interpréter sa parenté avec le cornique et le gallois (que Morel apparemment ne doit pas aimer beaucoup, vu ce qu’il dit des revendications galloises au Royaume uni). Au breton, il préfère le gallo, dont il fait audacieusement la langue administrative du duché de Bretagne, signe peut-être qu’il ne sait ni à quoi ressemble le gallo ni à quoi ressemblent les chartes françaises de Rennes au XVe siècle. L’idée qu’au Pays basque les Basques « auraient toujours été là » lui paraît tout aussi discutable : sans doute sait-il mieux que tout le monde d’où ils viennent en réalité. Quant à la langue de Mistral, c’est « une langue d’oc artificielle, en grande partie influencée par le provençal ». Pétré-Grenouilleau son inspirateur sur ce point, se bornait à parler d’une langue « élaborée à partir du provençal ». Morel évoque aussi à plusieurs reprises le cas de la Padanie chère à la Lega Norte, qui se serait dotée d’une langue artificielle. Il surestime ici nettement l’impact de l’idiolecte fabriqué par l’Australien Geoffrey Hull, sorte de volapuk ressemblant vaguement au ladin dolomitique, et linguistiquement très éloigné des variétés gallo-italiques réellement pratiquées : l’évolution de la Lega sous Salvini a fortement relativisé l’ancrage « padan » initial, au profit d’une offre politique clairement marquée à l’extrême-droite « nationale ». Pour ce qui concerne l’histoire, et le traitement que lui font subir les cruels ethnorégionalistes, il est encore moins précis et informé. Pour la Corse, s’il mentionne le royaume anglo-corse de Paoli sous la Révolution, ils se garde bien d’évoquer ce qu’était la Corse avant 1769…

Une vision de l’histoire et de l’idéologie des groupes régionalistes

Mais c’est bien évidemment l’histoire des groupes porteurs des revendications régionalistes qui le retient le plus. Du point de vue sociologique, il voit dans ces groupes l’émanation de groupes sociaux en pertes de vitesse dans la France postrévolutionnaire et au moment de la révolution industrielle : ce que certaines études sur le mouvement breton au XIXe siècle appelaient, il y a cinquante ans, le « bloc agraire ». Pour ce qui concerne le premier Emsav, ce n’est pas totalement faux, même s’il y a aussi un bretonnisme de gauche à cette époque. Pour le mouvement occitan, par contre, Pétré-Grenouilleau voit plutôt dans les félibres les représentants des classes moyennes urbaines, signe qu’il s’est un peu renseigné, même s’il se garde bien de citer ses sources. Et au XXe siècle, dans ces régions comme ailleurs, la question est un peu plus compliquée. Mais l’important est pour Morel de placer dès le départ ce genre de revendication sous le signe du désuet et du perdant de l’histoire. Tout au plus peut-on lui savoir gré de tordre le cou au cliché banal de l’opposition entre Jacobins et Girondins : tout en n’allant pas très loin dans la caractérisation en termes de classe de chacun des deux partis (ce sont des choses dont on n’a pas idée à Assas), Morel signale que leur conflit a peu à voir avec la question de la décentralisation.

Et l’idéologie des ethnorégionalistes ? L’auteur s’embarque ici dans de longs développements sur l’idée de décentralisation au XIXe siècle, entrevoit vaguement qu’elle traverse tout le champ politique du temps, de droite à gauche, avant de se focaliser sur les mouvements régionaux. Leur idéologie a un père fondateur, Maurras – et peu importe le fait qu’ils sont apparus avant sa naissance. Maurras et Proudhon, aussi : notre auteur n’a pas forcément saisi l’ambiguïté du rapport entre Maurras et le versant fédéraliste de l’œuvre du philosophe. Du coup, il fait une place, à côté de Maurras, au théoricien du « régionalisme », Charles-Brun, lecteur de Proudhon effectivement. S’il admet que ce dernier, dreyfusard, a rompu avec Maurras dès les années 90, il n’en fait pas moins, plus tard, un « ministre » de Vichy, ce qui est, disons, très excessif : il a tout au plus participé en 1941 à la commission des Provinces du Conseil national consultatif remplaçant, dans le système vichiste, les anciennes assemblées en attendant une nouvelle constitution. Mais apparemment notre constitutionnaliste n’entre pas dans ces détails. Il semble curieusement ignorer que Charles-Brun a aussi été consulté lors de l’élaboration de la constitution de la IVe République… Il est intarissable, par contre, sur les contacts noués par certains mouvements de l’Entre-deux Guerres avec l’Allemagne nazie ou l’Italie fasciste – ce sont là des choses que l’on sait depuis longtemps, comme on connaît l’antisémitisme de bien des acteurs du temps – bien entendu, pas question de se poser de questions embarrassantes : l’antisémitisme est par contre totalement inconnu dans le monde politique national, comme l’a bien prouvé l’attitude de la police et de l’administration vichiste, le moment venu. Seuls les régionalistes, ces galeux, présentent cette tare La situation alsacienne après la première guerre mondiale lui inspire quelques fines remarques : il s’offusque de voir parler d’épuration ethnique au moment du « retour » de l’Alsace à sa vraie patrie : rien que de très innocent dans le fait d’attribuer aux habitants des cartes d’identité différentes en fonction de leur origine, pour mieux identifier les « Allemands »  que l’on va faire sortir d’Alsace par dizaines de milliers en 1918, faute d’avoir su les empêcher d’y entrer en 1870. Il évoque les positions du Parti communiste à l’époque, sans qu’on sache avec certitude s’il a bien compris qu’il s’agit, non du PC « de France » mais du PC d’Alsace au fil des années vingt. Rien, bien sûr, sur la politique de francisation brutale appliquée alors comme d’ailleurs en 1945. De toute façon ce particularisme de l’Alsace, si proche de l’Allemagne, n’est guère sympathique.

Et les autres ? Les années 40-45 sont leur grand moment : un message de Pétain ne salue-t-il pas Mistral ? Morel suit ici le vieil ouvrage de Christian Faure sur le projet culturel de Vichy[4], mais, pas plus que Faure d’ailleurs, il ne note que dans ce message Pétain parle de tout sauf de la langue de Mistral, ce qui doit bien vouloir dire quelque chose.

Notre constitutionnaliste veut bien concéder que dans la seconde partie du XXe siècle, le centre de gravité politique de ces divers mouvements est passé de droite à gauche – ce qui est déjà en soi une simplification abusive – mais pour lui cela ne prouve rien, le fond de leur idéologie restant somme toute le même, opportunément révisé, c’est tout – c’est l’opinion défendue par sa muse ordinaire Françoise Morvan pour qui tout militant breton est au fond un fasciste potentiel, quelle que soit l’étiquette qu’il affiche… On est là dans une finesse d’analyse objective digne d’éloges. Si pour l’essentiel c’est des mouvements breton, corse et alsacien qu’il s’agit on note une apparition fugitive, à la libération, d’un occitanisme jusque-là ignoré, à travers les figures jumelles du « jeune » Lafont et Fontan. Et le couvercle ensuite se referme, on ne saura donc rien des idées du Lafont moins jeune, pourtant cité par Pétré Grenouilleau : La Révolution régionaliste[5] ou Sur la France[6] sont donc sans véritable intérêt pour notre sujet, semble-t-il.

Pas question bien sûr de reprendre ce vieux mythe d’une école de Jules Ferry rejetant les « patois », bien au contraire : « Le français s’apprend donc souvent de façon informelle [sic] à partir de la forme dialectale de la langue régionale » : on a là l’écho affaibli sinon déformé de notations dues à l’incontournable Pétré-Grenouilleau, qui s’appuie sur les travaux optimistes de JF Chanet[7] – en le citant, lui. Chacun sait que c’est là une vision des choses qui ne correspond qu’à une part réduite de la réalité de l’école du temps.

Un regard sur la période contemporaine

L’analyse de la période contemporaine inspire à notre auteur des considérations désolées : partout en Europe, l’ethnorégionalisme progresse. Morel va donc régler leur compte au catalanisme et à son processus d’indépendance, sans vraiment l’analyser, allant jusqu’à lui faire porter la responsabilité de la montée en puissance de Vox, comme si le gouvernement Rajoy, par sa politique au début des années 2010, n’en portait pas une plus grande encore. De toute façon, le péché originel, ici, c’est la constitution postfranquiste qui a créé des communautés autonomes définies par une langue (Franco, reviens, ils dont devenus fous !).

Il ne se pose pas plus de questions sur l’indépendantisme écossais et sa progression, se bornant à citer Boris Johnson – une référence, certes – qualifiant de catastrophe la dévolution concédée par Blair, avant d’expliquer le Brexit par la réaction des Anglais face au nationalisme écossais…

Bien entendu, la France voit naître les mêmes problèmes, alimentés par les concessions des gouvernements successifs (socialistes comme macroniste d’ailleurs) qui mettent à mal l’unité juridique du pays à coup de statuts particuliers accordés aux uns et aux autres. Pour notre auteur , il semble bien que plus on concède d’autonomie à des régions, plus elles vont en profiter pour en demander davantage, en fonction d’un agenda secret menant directement à l’indépendance. Agenda recrutant en société grâce à une propagande insidieuse. L’idée que dans le cas corse par exemple l’adhésion au mouvement nationaliste repose sur autre chose que la soumission naïve à une propagande identitaire n’intéresse pas notre homme. S’il évoque Aléria en 1975 – sans pointer la responsabilité dans l’affaire du ministre Poniatowski droit dans ses bottes – c’est pour n’y voir qu’une manifestation d’hostilité aux « rapatriés », comme si cela résumait tout sans besoin d’aller plus loin.

La grande peur des nationalistes français

On touche là au cœur de ce qu’il faut bien appeler la paranoïa ordinaire des nationalistes français, de toute étiquette. Alors même que tout le discours national repose sur l’idée d’une France homogène dans son désir d’être France, et ce depuis la nuit des temps, on voit régulièrement apparaître l’idée contradictoire que cette unité est en fait fragile et que les diverses composantes du tout national ne rêvent que de s’échapper, si on les laisse faire. D’où la nécessité de ne reconnaître que deux niveaux : en haut la Nation centralisée, en bas la commune, lieu de vie des citoyens libres et égaux. Et surtout pas de corps intermédiaires entre ces deux niveaux. Sur ce point notre chevènementiste est autant jacobin, au vrai sens du mot[8], que macronien, peut-être sans le vouloir.

De toute façon, sous tous les déchainements anti-ethnistes qui forment la matière apparente du livre, git le cœur de l’argumentation, que nous évoquions d’entrée : il y a une menace qui pèse sur la France, celle d’une dissolution de l’État-Nation sous les coups d’une Europe des Régions et de ses complices régionaux. Que l’importance relative de l’État nation et son affaiblissement aient davantage à voir avec une évolution économique liée à une circulation croissante de capitaux de moins en moins nationaux, voilà une dimension qui n’intéresse guère Morel, qui préfère ferrailler avec des mouvements qui, sauf en Corse, n’ont guère de poids politique, infirmant donc ce qu’il affirme à un moment : la création d’entités autonomes aboutit fatalement à la progression de partis ethnorégionalistes.

Un pamphlet qui s’inscrit dans une certaine tradition

Au fond le pamphlet de Benjamin Morel n’a en soi rien d’original, sinon le moment où il paraît, quand les urgences sont tout autres.

On trouverait sans problème dès les années 70 et 80 des ouvrages qui moulinent les mêmes arguments, les mêmes inquiétudes surjouées, et le même refus obstiné de toute ouverture à la diversité interne de la société française. Pour ces gens, cette diversité est incompatible avec l’unité du pays, en fait, quelles que soient les considérations lacrymogènes sur la beauté des petites patries. Tout ce qui est accordé aux Corses ou aux Alsaciens est pris au Français idéal tel que l’a fait le Destin, aidé par l’État. Au prix d’une confusion entretenue sciemment entre deux niveaux de revendication : celle qui porte sur la question institutionnelle, l’organisation du territoire et l’équilibre des pouvoirs locaux et centraux, et celle qui porte sur la reconnaissance, par la Nation, de la dignité des langues et des cultures portées par des citoyens français égaux à tous les autres.

  1. Morel, brave bougre au fond, veut bien reconnaître que la question a quelque intérêt. Le dernier paragraphe de son opus aborde la question de l’enseignement des langues régionales : « Oui, les langues régionales doivent être apprises. Elles doivent même l’être plus et mieux qu’elles ne le sont aujourd’hui. Mais elles doivent être enseignées à l’endroit et sous la forme où elles furent et sont heureusement parfois encore parlées. C’est le rôle de l’Ecole et le processus de prise en charge de l’apprentissage entamé ces dernières années doit se poursuivre ». Voilà qui est bien aimable. Sauf que, p. 44, il a vu le parangon de cette politique dans un personnage qu’on n’attendait pas dans ce rôle : « Le passage au ministère de Jean-Michel Blanquer de 2017 à 2022 marque une volonté de développement des langues au sein de l’école de la République, plutôt que dans les réseaux privés ».Et de dénoncer, un peu plus loin, les outrances et les dangers de la loi Molac.

Voilà qui laissera songeurs tous ceux qui savent ce qui s’est réellement passé pendant ces années C’est à cette aune qu’il convient de juger de l’amour de M. Morel pour les langues « authentiques » des « petites patries » qu’aime tant ce garçon qui ne manque pas de nous indiquer qu’il a lui-même sa petite patrie, l’Auvergne. « Auvergnat, donc occitan », disait ce Pompidou que Morel cite plusieurs fois avec faveur, en homme qui n’a pas eu vingt ans sous Pompidou et ne sait donc pas ce qu’était la France de cette époque.

Ceux qui ont vraiment à cœur la reconnaissance de la dignité des langues de France au niveau national se passeront volontiers aussi bien des encouragements que des avertissements de ce « marchand de petite patrie », pour reprendre une formule de ce Mistral dont il sait si peu de choses.

 Philippe Martel, historien, professeur émérite des universités

[1] La Renaissance du Sud – La Grande épopée des littératures d’Oc, éditions du Cerf, 2022.

[2] Christian Gras, Georges Livet et Université Marc Bloch (Strasbourg), Régions et régionalisme en France du XVIIIe siècle à nos jours, Presses universitaires de France, 1977.

[3] Olivier Grenouilleau, Nos petites patries. Identités régionales et État central, en France, des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019, 284 p.

[4] Christian Faure, Le Projet culturel de Vichy. Folklore et révolution nationale, 1940-1944, Presses universitaires de Lyon, 1998

[5] Robert Lafont, La Révolution régionaliste, Gallimard, 1967

[6] Robert Lafont, Sur la France, Gallimard, 1968.

[7] Jean-François Chanet, L’école républicaine et les petites patries, préface de Mona Ozouf, Paris, Aubier, 1996.

[8]Pour les révolutionnaires, depuis le début, seuls existent la Nation, en haut, et l’individu-citoyen, en bas. Tout ce qui pourrait s’apparenter à des regroupements intermédiaires sur la base d’intérêts particuliers est du coup illégitime, car porteur du risque de « fractions » rompant la nécessaire unité du corps social. D’où la loi Le Chapelier de 1791 interdisant les « coalitions ouvrières », les syndicats dirait-on aujourd’hui.

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