Colloque de la FLAREP Nice – témoignage Eve Fumaroli : faire passer les élèves de locuteurs passifs à locuteurs actifs.

Enseignante en école bilingue français-niçois pour la quatrième année, j’ai actuellement une classe de MS-GS-CP. Mes CP sont dans ma classe depuis la petite section, hors un an de congé-maternité, durant lequel ils ont eu un remplaçant bilingue. Et ma préoccupation du moment est de transformer leur pratique de la langue niçoise pour les faire passer de locuteurs passifs à locuteurs actifs. Ambitieuse entreprise.
Dans mon métier, j’ai toujours été très stricte avec moi-même en ce qui concerne la langue: je parle niçois 12 heures par semaines, et durant ces douze heures, je ne dis pas un mot de français.
Les consignes et les règles sont dites ou rappelées en niçois, si les élèves ont besoin d’être grondé, c’est en niçois, et surtout, il me semble que c’est essentiel, les moments de complicité sont en niçois.
Lorsque je leur enseigne des mots de vocabulaire, ils doivent les répéter et les ré-employer comme cela se fait souvent en cours de langue, et j’ai naïvement cru, durant des années, que ce serait suffisant pour les voir un jour arriver vers moi et me parler tranquillement dans la langue qui est sensée nous unir. C’est arrivé, de manière exceptionnelle, qu’un élève vienne me voir et me demande quelque chose en niçois, mais au bout de trois ans, pour les plus vieux, je dois avouer que je trouvais cela bien trop rare. C’est pourquoi, pendant les vacances d’été, j’ai cherché à mettre en place une stratégie pour leur faire venir le niçois de manière un peu plus systématique.

Étape 1 : faire en sorte qu’ils aient un moment rituel où ils utilisent le niçois

J’ai commencé simplement dès le premier jour en utilisant une technique qui est associée à la pédagogie Freinet, et qui consiste à encourager les élèves à dire quelque chose, n’importe quoi, dans la langue enseignée. En fin de journée, nous étions assis en cercle, les élèves se passaient le bâton de la parole, et chacun devait dire un mot complètement libre. Certains nous ont fait rire avec leur mot, d’autres m’ont impressionnée : une petite fille pour qui c’était le premier jour dans notre classe et donc le premier jour où elle découvrait notre langue, a utilisé un mot que nous avions travaillé dans une chanson juste avant et a pu ainsi elle aussi participer à l’activité.
L’idée de ce rituel était de faire en sorte qu’ils aient besoin d’avoir une réserve de
vocabulaire dans leur tête et que ce besoin augmente leur concentration lorsque quelqu’un parle niçois afin qu’ils piquent les mots qu’ils entendent et puissent les ranger à la bonne place dans leur cerveau pour pouvoir les réutiliser pour ce moment de mot libre.
Nous faisions cette tournée des mots libres deux fois par semaine, et lors de la deuxième
semaine de septembre, la même petite fille qui venait d’entrer dans la classe n’a pas déclamé un mot, mais cette fois une phrase entière, toujours tirée de la chanson que nous travaillions. J’en ai profité pour faire remarquer aux élèves que c’était la « dernière arrivée, mais celle qui dit le plus de choses en niçois », et que les autres pouvaient tout de même tenter de dire des phrases au lieu de se contenter de simples mots. Et certains se sont jetés à l’eau avec des phrases de leur jus, cette fois.

Étape 2 : faire en sorte qu’ils utilisent le niçois pour faire passer un vrai message

Je ne suis pas vraiment actrice du passage de cette seconde étape. Après notre rituel du mot libre nous avions le rituel des réussites. Le principe : présenter devant toute la classe l’une de ses réussites de la journée. Au début de l’année, même dans les après-midi sensés être en niçois, tous les élèves expliquaient leur réussite en français. Mais le jeudi de la deuxième semaine de septembre, la dernière élève à avoir eu la parole pour le mot libre, et qui avait dit une phrase entière, garde le bâton de la parole et à l’étonnement général annonce sa réussite en niçois (je précise que cette élève était depuis longtemps dans la classe et avait des facilités pour la langue). Je crois qu’on en est tous restés bouche bée. Résultat, l’élève suivant s’est retrouvé bien embêté à dire timidement sa réussite
en français. Je me suis contentée de faire remarquer : « Si [untel] a pu la dire en niçois, toi tu devrais au moins essayer. ». Ce jour-là quasiment tous les élèves de CP ont tenté de dire leur réussite en niçois, une semaine plus tard, les grande-sections et moyennes-sections ont rejoint le mouvement, fin septembre, ils déclamaient quasiment tous leurs réussites en niçois, et au bout d’un moment ça a été à moi de les ralentir lorsqu’ils se mettaient à dire leurs réussites en niçois même durant les après-midi en français.

Étape 3 : étendre leur pratique de la langue à d’autres moments que les réussites

Je crois que cet exercice des réussites leur a fait découvrir qu’ils étaient capables
d’enregistrer des choses en niçois et de les ré-employer pour dire ce qu’ils voulaient dire. J’ai d’ailleurs eu de plus en plus régulièrement des demandes et des phrases en niçois durant la journée.
Pendant un moment j’ai tenté de petites choses vaines pour essayer de généraliser cette pratique du niçois durant les demi-journées consacrées : traduire ce qu’ils venaient de me dire dans l’espoir qu’ils le répètent en niçois, leur demander comment ça peut se dire en niçois, etc. Mais eux soufflaient, n’avaient pas envie, ils voulaient simplement que je comprenne ce qu’ils avaient à me dire. C’était laborieux, et ce n’est que jeudi dernier, le 19 octobre, que j’ai trouvé une organisation qui m’a semblé un peu efficace :
Durant la récréations de la cantine, deux petites filles sont venues me parler. Elles voulaient juste discuter, me raconter des choses, sans avoir rien d’important à me dire. Je leur ai proposé d’essayer de me dire tout cela en niçois, comme un petit jeu entre nous, et c’est ce qui a fait la différence : le côté ludique. Elles y ont joué avec plaisir et efforts, et une fois en classe, j’ai raconté à tous les élèves en regroupement ce que nous venions de faire, et leur ai dit que durant l’après-midi on pourrait jouer à ce jeu avec d’autres s’ils le voulaient bien. J’ai remarqué que, pour que le jeu soit efficace, il fallait que je me mette moi-même dans l’optique que l’après-midi irait bien plus lentement qu’un après-midi normal, car à chacune de leur phrase en français, je devais faire abstraction de ce qu’ils me disaient pour leur demander avant toute chose de la traduire en niçois.
C’est un véritable exercice mental. Ainsi, un élève venait me dire quelque chose en français, je répétais les deux premiers mots en niçois, et le laissais finir la traduction seul. Une dizaine d’élèves environ ont relevé, sourire aux lèvres, le défi. A la fin de la journée, j’ai théorisé la chose : il faut leur présenter la chose comme un
véritable jeu, limité dans le temps, avec une annonce et éventuellement un rituel pour le lancer.
J’étais prête à re-tester cela dès le lendemain matin. Mais ce soir là, on nous a annoncé que le département était placé en alerte rouge et que toutes les écoles resteraient fermées le vendredi. Je crois que j’ai été à cet instant l’une des seules maîtresses à avoir gémi un « Oh nooooon ! » à l’annonce de l’avancée de nos vacances.

Mais je me suis consolée en écrivant ma présentation au colloque de la FLAREP.
Merci pour votre écoute.

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