Note FELCO : cet article a été publié en 2001 dans le numéro 49 de la revue Lengas, p. 7-25. Il a été complété en 2025 par l’auteur. Les intertitres de 2025 sont de la FELCO.
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Un débat idéologique
Au fond, à quoi sert l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539), tout particulièrement dans ses articles 110 et 111 ? S’agit-il seulement d’éliminer le latin des actes de la pratique ou bien les langues autres que le français présentes dans le royaume sont-elles aussi visées ? La suite de l’histoire montre bien que c’est la seconde hypothèse qui est la bonne. Mais cela n’a pas toujours été évident pour tout le monde. Notre propos ici n’est pas de revenir sur l’épisode de 1539 lui-même, mais de suivre les interprétations qui en ont été données depuis un siècle. L’occasion nous en est fournie par un remarquable article de Gilles Boulard, paru en janvier 1999 dans la Revue Historique sous le titre « L’Ordonnance de Villers-Cotterêts, le temps de la clarté et la stratégie du temps »[1]. Outre la réponse de l’auteur à la question posée, réponse sur laquelle nous reviendrons, cet article s’ouvre sur un utile rappel historiographique. Gilles Boulard identifie en gros, dans la production savante consacrée au problème deux thèses antithétiques. D’un côté la « théorie limitative », illustrée dès le début du siècle par Ferdinand Brunot, dans son Histoire de la langue française[2], selon laquelle le syntagme final, « en langage maternel françois et non autrement », désigne clairement et uniquement le français du roi. En face, la « théorie libérale », formulée en 1933 par Henri Peyre dans sa thèse de droit[3], qui affirme au contraire que langage maternel « doit être pris dans un sens très générique : est maternelle française toute langue parlée par un sujet natif du royaume ». Dans un cas, la monarchie a bel et bien voulu exclure les « langues régionales », dans l’autre elle a laissé aux acteurs, sur le terrain, la liberté d’utiliser la langue de leur choix. Le fait que ce choix se soit porté sur le français n’aurait par suite rien à voir avec la volonté royale. Chacune des deux positions a eu et a encore ses adeptes, même si la première est, à juste titre selon nous, aujourd’hui majoritaire.
On devine que le débat n’est pas seulement affaire de sémantique. Il renvoie à un éventail de positions idéologiques tournant autour d’une part de la question linguistique en France – quel rapport entre le français et les autres langues ? – et, d’autre part, – et peut-être surtout – autour de la vision que l’on entend donner de la politique de cette monarchie qui a fait la France telle qu’elle est, nonobstant la rupture révolutionnaire. C’est la présence de ces enjeux qui nous paraît justifier un retour sur les positions des uns et des autres et une tentative d’éclairage des motivations idéologiques des auteurs en cause.
Une remarque pour commencer : sur cette problématique hautement historique, les historiens ont, somme toute, peu à dire, et se bornent le plus souvent à reprendre brièvement les conclusions élaborées dans le cadre d’autres disciplines. Brunot, Auguste Brun sont linguistes. Peyre, lui, est juriste. De ce fait, ils ont, les uns et les autres, tendance à se focaliser sur le texte lui-même, sans trop se soucier de son contexte politique : ils se posent donc peu de questions non seulement sur l’ensemble de l’ordonnance – 192 articles dans lesquels la question linguistique tient fort peu de place – mais encore sur la situation politique et culturelle de la France à la même époque. Ils ne se soucient pas davantage de ce qui se passe en Europe à la même époque du point de vue des politiques linguistiques naissantes. Or, toutes ces questions ont leur importance si l’on veut comprendre nos deux fameux articles.
Les deux théories identifiées par Gilles Boulard.
Ferdinand Brunot et Auguste Brun
Pour Ferdinand Brunot, les choses sont donc claires : l’ordonnance impose bel et bien le français, arme de la monarchie, et aussi langue de culture qui commence à se doter au même moment de tout un système de justifications historiques, esthétiques et politiques. Nulle place dès lors pour une éventuelle survivance des « dialectes ». Ce alors même que Brunot connaît les textes antérieurs qui, eux, précisaient clairement que le recours au « vulgaire » du lieu (de certains lieux bien précis, on le verra) était possible et qu’il connaît aussi assez bien la situation sur le terrain : une partie de son Tome 1 est justement consacrée à la progression du français dans les actes émis en France méridionale. Il est clair également que pour Brunot, républicain modéré et fervent patriote, cette politique linguistique autoritaire va dans le bon sens, celui de la réalisation de l’unité française à travers l’indispensable diffusion d’une langue commune.
Mais Brunot aborde le problème dans le cadre plus vaste d’une histoire, d’abord linguistique, du français. La thèse d’Auguste Brun, disciple du précédent : « Recherches historiques sur l’introduction du français dans les provinces du Midi de la France (1923)[4] porte, elle, directement et spécifiquement sur le sud occitanophone. Auguste Brun est Occitan d’origine. Mieux : il devient félibre – et le restera – juste après avoir soutenu sa thèse[5]. On a donc affaire à la fois à un connaisseur de la langue et du pays, et à quelqu’un que le sort de cette langue ne laisse pas indifférent. C’est dire l’intérêt de son gros travail, qui n’a pas encore été remplacé à ce jour.
Que dit Brun ? Il commence, dans un rapide état de la question, par récuser une idée selon lui trop communément admise, selon laquelle le remplacement de la langue d’oc par le français commencerait dès le temps de la Croisade contre les Albigeois. Faux, dit notre auteur, qui n’a aucun mal à montrer que l’usage écrit de l’occitan survit à Simon de Montfort et aux derniers Capétiens directs et que c’est plus tard, à la fin du Moyen Âge et aux débuts du XVIe siècle, que s’amorce le recul des « parlers locaux » devant le français. L’essentiel du livre est d’ailleurs consacré au récit documenté de ce recul, région par région. L’Ordonnance de Villers-Cotterêts est traitée avant même que cet examen de terrain soit achevé. Brun commence par rappeler les textes législatifs et réglementaires produits par l’administration royale avant l539 : défilent donc l’ordonnance de Moulins (1490) qui impose, contre le latin, le « langage français ou maternel » pour la rédaction des dépositions des témoins. Puis celle de juin 1510, confirmant la précédente au profit du « vulgaire et langage du pays ». Enfin deux textes de François 1er, les lettres patentes – ce qui correspond à une circulaire, non à un texte législatif comme les ordonnances – de 1533 où il est question de la « langue vulgaire des contractants ». Et l’ordonnance d’Is-sur-Thille en 1535 stipule que « les procès criminels et les enquestes seront faicts en françoys ou à tout le moins en vulgaire dudit pays ». Brun y ajoute une ordonnance du parlement de Grenoble, pour l’Embrunais, qui impose elle aussi, quoique rédigée en latin, l’usage de la langue vulgaire, sans autre précision, mais les notaires du lieu en concluent qu’il faut passer à l’occitan, ce qu’ils font. Il aurait pu ajouter – nous le pouvons grâce à Gilles Boulard – les lettres patentes de 1531 qui parlent de « langue vulgaire des contractants ». Ayant ainsi balisé son terrain, Brun peut enchaîner sur la rupture représentée par Villers-Cotterêts : c’est bel et bien du français, et de lui seul, qu’il est ici question, à travers un « libellé catégorique, sec, brutal » : c’est, commente-t-il, une « petite révolution ». Une révolution qui s’explique à la fois par les « conceptions monarchiques », entendons, le renforcement de la centralisation, et par un « fait de civilisation » : l’« idéal des temps nouveaux », « l’esprit de la renaissance », favorable à la promotion du français, et, visiblement, de lui seul. Et il ne manque pas de citer du Bellay et sa Défense et illustration de la langue française, quoiqu’elle soit postérieure à Villers-Cotterêts. À noter que cette dimension culturelle est davantage développée que la première, plus politique.
Brun souligne ensuite la contradiction qui marque la période ultérieure : alors même que l’ordonnance ne semble rencontrer aucune opposition, les progrès du français, comme langue parlée et pas seulement écrite, dans le Midi de la France vont toutefois être très lents. C’est que la Monarchie après son « coup de force » de 1539, ne s’implique jamais réellement dans un effort de diffusion de la langue du royaume. Ce que Brun interprète visiblement comme une grave carence : il parlera même, en conclusion, d’incurie, après avoir cité le texte d’un intendant du XVIIIe siècle (en Gascogne) qui affirme nettement que, somme toute, il vaut mieux que le bas peuple ne soit pas instruit : cela l’empêcherait de se résigner à son sort et entrainerait de dangereux déclassements.
Du coup, le livre débouche, en conclusion, sur un éloge très peu voilé de l’œuvre de la Révolution ; elle seule a su tirer toutes les conséquences de Villers-Cotterêts, et entamer le travail que la monarchie s’était refusé à accomplir : la transformation du français, langue jusque-là du gouvernement et des élites, en langue de l’ensemble du peuple des citoyens, par le biais de l’instruction.
Il nous apparaît que cette façon de voir les choses n’est pas neutre, idéologiquement : il y a une fin, hautement positive, la réalisation de l’unité nationale, qui passe par l’unification linguistique, « condition inéluctable » (p. 496) et que seul l’État, dit Brun, peut accomplir. Et il y a des moyens, ceux des rois, timides et incomplets, passé le temps de la « révolution » de 1539, et ceux de la Révolution, la vraie, les seuls vraiment efficaces. Face à l’excellence des résultats, il est clair que pour Brun, tout félibre qu’il soit disposé à être, le sort des « patois » pèse fort peu On a ici affaire à une belle manifestation d’une certaine vulgate républicaine.
Les positions de Brun ont eu un certain succès. D’abord parce que, tel quel, son travail considérable pouvait difficilement être remis en cause. Et aussi parce qu’il disait, somme toute, ce que beaucoup pensaient. Quitte parfois à en rajouter sur Brun lui-même.
Un exemple probant, celui du grand historien Lucien Febvre, rendant compte en 1924 de la thèse de Brun, dans la Revue de Synthèse. Les précautions prises par ce dernier au début de son travail, pour réfuter l’idée d’une imposition autoritaire du français consécutive à la Croisade ne paraissent visiblement pas suffisantes à l’historien. Il pense que Brun met trop l’accent sur la politique de la monarchie, alors que pour lui, le triomphe du français a moins à voir avec l’action du roi qu’avec celle de la culture française… on a pourtant vu que Brun admettait d’avance cette idée. Et Febvre d’écrire :
« C’est la grandeur, la prospérité, la vitalité d’une France dont tout le Midi, qui déjà en faisait partie de fait et de volonté ( ?) a voulu faire partie de langue […] L’adhésion non point contrainte et imposée, mais libre et joyeuse, l’adhésion de désir des méridionaux à une pratique linguistique que d’ailleurs à la même époque, l’imprimerie fixait et la littérature illustrait ».
Lucien Febvre se situe d’évidence dans une autre logique que celle de Brun ; ce dernier croyait à l’action de l’État – il la croyait même nécessaire – et reprochait à la monarchie sa mollesse. Febvre ne veut croire qu’à un élan patriotique spontané, conditionné par l’adhésion massive, dès l’aube des temps modernes, à l’idée nationale française telle qu’on la connaît à son époque. Ce qui ne l’empêche pas d’écrire, un peu plus haut :
« Il faut que les dominés sentent et se trouvent disposés à reconnaître le prestige des dominants, ou plutôt, il faut que, renonçant à tout particularisme irréductible national et religieux, ils aspirent à ne plus se distinguer des dominants, à se fondre avec eux, et en eux, de plus en plus intimement, à participer à leur civilisation reconnue supérieure, à leur culture morale, scientifique, littéraire, artistique, religieuse, considérée comme enviable et belle […] Pas de culture propre au Midi, par contre une culture française de jour en jour plus forte et plus prestigieuse »[6].
« Dominants et dominés », « civilisation supérieure » : on est loin de l’égalité républicaine ! Et on est peut-être tout aussi loin de cette belle idée simple d’une adhésion « libre et joyeuse » à la culture française. Par contre, on voit que l’idéologie, elle, n’est pas loin – peut-être même moins loin que la science.
Ainsi donc, on pourrait croire le débat définitivement réglé dès les années 20. Les articles 110 et 111 de l’ordonnance de 1539 ont eu bel et bien pour visée d’éliminer les « dialectes ». Les félibres les plus ardents ne disent d’ailleurs pas autre chose, dès avant le temps de Brunot et Brun, quoique sur un tout autre ton. Pierre Dévoluy, dans son Istòri naciounalo de la Prouvènço e dóu Miejour, rédigée en 1897, consacre tout un paragraphe à la dénonciation de l’ordonnance, – qu’il appelle d’ailleurs, comme beaucoup, « édit » : c’est pour lui la « reformo la mai oudiouso à nòsti cor de Miejournau ». Mais ce qu’il y a de plus terrible, c’est que les élites du pays ont laissé faire, pour suivre la mode de Paris : « ço que fan vuei eisatamen »[7]. Ce fait confirme à ses yeux ce qui constitue un des leit-motive de son livre : la trahison des élites méridionales, que seul le Félibrige, issu du peuple, pourra compenser. Pas question ici de chanter les louanges de la culture française, ni de l’œuvre unificatrice de l’État ! Villers-Cotterêts constitue au contraire une étape centrale du long processus d’oppression subi par un Midi soumis à Paris.
Henri Peyre contre les conclusions de Brun
Il s’est pourtant trouvé, peu de temps après la sortie du livre de Brun, un auteur pour attaquer de front ses conclusions : c’est ici que nous retrouvons Henri Peyre.
Qui est Henri Peyre ? Nous ne disposons que de peu de renseignements sur lui. Mais nous savons au moins qu’il est félibre dès 1930, dans la Maintenance de Languedoc. Le Cartabèu de cette année-là le définit comme « licencia en dré », domicilié à Alès. Un peu plus tard, nous le retrouvons à Paris, membre des « Amis de la Langue d’oc » (les félibres de Paris), en compagnie d’un homonyme libraire, G. Peyre, félibre-mainteneur lui aussi (mais plus tard) : c’est l’éditeur de sa thèse, ce sera plus tard celui du livre de souvenirs de Denis-Valvérane, Lou Maianen. Comme dans le cas de Brun, on voit donc que notre auteur est directement concerné par la question linguistique au sud. Mais il l’aborde d’une façon complètement différente.
Pour Brun, on l’a vu, « l’unité de langue est la condition inéluctable d’une nation unifiée et centralisée ». Peyre affirme avec insistance le contraire :
« Au XVIe Siècle, nation et langue sont complètement indépendantes l’une de l’autre » (p. 14).
« La France était le francien, sans doute, mais aussi le provençal, le rouergat, le gascon, les langues d’ocs [sic], le breton, le flamand et le basque ». ibidem
« Le français n’était pas la France, mais tous les parlers étaient des langages français » (p. 20).
« On ne peut réduire l’histoire des langues françaises à la seule histoire de la langue du roi, pas plus qu’on ne peut réduire l’histoire de France en restant dans Paris ou dans sa banlieue comme dans une tour d’ivoire […] On pouvait donc être français sans savoir la langue du roi, et de cette situation ne résulta aucun danger pour l’unité du royaume » (p. 21).
Car ce qui fait le Français, c’est la fidélité au Roi. Et sa conclusion amplifie et explicite cette idée :
« On a cru longtemps, comme à une vérité évidente, que sans unité de religion la nation ne pouvait subsister ; on s’est trompé On croit que sans unité de langue elle ne peut durer : on se trompe. On croit mieux encore que sans unité de race, elle ne peut vivre : demain nous montrera encore qu’on s’est à nouveau trompé » (p. 257).
Dès le début, on peut donc deviner le point de vue de l’auteur sur Villers-Cotterêts. Pas de rupture pour lui entre les textes antérieurs qui garantissent la place du vulgaire du pays et l’ordonnance de 1539. Au prix d’une pirouette sémantique : pour lui, « langage maternel françois » s’applique à tous les parlers des sujets du roi. Est « maternel françois » tout ce qui est parlé par un français. À l’appui de cette thèse audacieuse, il convoque une preuve textuelle : les Commentaires sur les lois royales rédigés en 1599 en latin par Pierre Rebuffe, juriste issu d’une vieille famille montpelliéraine, un temps président du Parlement de Paris, et qui tient très exactement le même raisonnement que Peyre, en prenant appui sur le cas occitan (c’est le terme employé par le texte latin). Pour lui il est clair qu’à partir du moment où le texte royal entend permettre aux sujets l’accès aux arrêts de justice les concernant, il faut nécessairement, dans le sud de la France, passer par la seule langue connue de tous, l’occitan.
Sans doute. Il n’en demeure pas moins que, dans les faits, ce qui s’est passé, c’est bel et bien la substitution du français aux autres langues vulgaires et que nul n’a joué la carte du passage à l’occitan. Peyre ne l’ignore pas. Mais il va jongler avec ce fait irritant. Il est vrai, argumente-t-il, que nul n’a attaqué l’ordonnance, dans le Midi (et il rejette comme pure « galéjade » l’anecdote célèbre rapportée par Ramus sur une délégation provençale venue protester, obligée de le faire en français, et se couvrant du même coup de ridicule). Mais c’est tout simplement parce que les Méridionaux ont bien compris que leur langue n’était pas visée par le Roi, que seul le latin l’était. Pourquoi dès lors auraient-ils protesté ?
Mais ceci, qu’il faut bien appeler un sophisme, ne change rien : les mêmes méridionaux sont passés au français. Pourquoi donc ? C’est ici que Peyre retrouve, au fond, le point de vue de Lucien Febvre – qu’il cite, d’ailleurs : ce n’est pas devant un oukase royal que l’occitan va reculer, mais tout bonnement devant la force d’expansion de la civilisation française. Ce sont donc les Occitans, somme toute, qui font le choix libre et joyeux de la belle langue française. Mais ce choix, le roi, dans sa sagesse, le leur a laissé. Ce n’est que plus tard, au moment de la monarchie absolue, que commence à se manifester, dans les zones périphériques les plus récemment annexées, une politique de substitution du français à des langues (le catalan, l’allemand d’Alsace) qui sont de surcroît aussi les langues de pays voisins – et potentiellement ennemis – ce qui, somme toute, constitue une excuse.
Les disciples d’Henri Peyre
Ainsi argumente Peyre. Il a eu lui aussi ses disciples. En 1950, dans la revue le Français moderne d’Albert Dauzat, P. Fiorelli reprend la thèse de l’interprétation large de « maternel françois », ce qui lui vaut une riposte sans concessions d’Auguste Brun dans la même revue l’année suivante[8]. Plus récemment, Danielle Trudeau est revenue sur la question, en complétant le témoignage de Rebuffe par celui de quelques grammairiens du début (mais non de la fin) du XVIe siècle (Tory, Bovelles) qui défendent la même idée du caractère « français » de tout ce qui est parlé sur le sol du royaume. Danielle Trudeau en profite pour reprocher à Brunot comme à Brun de projeter sur la situation du XVIe les conceptions modernes en matière de politique de la langue, et de croire la monarchie plus consciente de la nécessité de l’unification linguistique de son domaine qu’elle ne pouvait l’être en 1539. Ceci dit, elle se heurte au même obstacle que ses prédécesseurs : ce qu’ont compris les contemporains, malgré Rebuffe, c’est bel et bien l’exclusion de tout ce qui n’était pas le français du Roi. On ne s’étonnera pas, dès lors, de lui voir résoudre cette contradiction par la même pirouette que tous les autres : son article se clôt sur une citation de… Lucien Febvre, sur le rôle primordial de la « civilisation française » comme agent soft de diffusion de la langue des maîtres[9].
Tout ceci est somme toute bien fragile. Gilles Boulard n’a aucune peine à démontrer dans son article que pour les juristes du temps qui ont eu à commenter l`ordonnance, la question des langues autres que le français ne se pose même pas, au point qu’ils omettent très vite l’adjectif « maternel », pour ne plus parler que de français, opposé seul au latin. Pourquoi se seraient-ils souciés d’une quelconque « langue périphérique, rognure de langage, parole sans valeur délaissée à ceux que l’on décrit comme des ignorants quand ils ne relèvent pas du bestiaire »[10] ?
Quelques considérations sur les interprétations du texte
Mais alors pourquoi Peyre s’est-il engagé dans une démonstration aussi aventureuse ? Il nous faut peut-être délaisser le domaine de la discussion scientifique des conceptions linguistiques au XVIe siècle pour nous intéresser à l’arrière-plan idéologique du travail de Peyre. Nous avons dit qu’il avait eu des disciples, savants incontestables par ailleurs. Mais il en est un que nous n’avons pas encore cité : il s’agit d’un félibre, un de plus, mais d’un genre assez particulier : Charles Maurras. Au plus fort de la polémique qui suit la promulgation de l’arrêté Carcopino sur l’enseignement des langues locales, Maurras consacre « La Politique », son prestigieux éditorial quotidien de l’Action Française (18 février 1942) à la « question des dialectes ». Il y défend l’idée que la pratique de ces derniers n’est nullement contraire à l’unité nationale. Et de citer, à l’appui de son opinion, la thèse de Peyre. Il revient sur le même sujet avec la même référence le 4 mars, à propos de Villers-Cotterêts, et encore une fois en février 43. Pourquoi tant d’enthousiasme pour l’obscure thèse de droit du félibre gardois ? Que peut donc y trouver Maurras ?
Certes, à un premier niveau, dans le cadre du débat autour de l’enseignement des langues « locales » et des dangers que certains croient y déceler, le propos de Peyre est le bienvenu pour qui entend refuser toute contradiction entre unité française et diversité linguistique. Le félibre qui sommeille en Maurras y trouve donc son compte. Mais il y a plus. On peut discerner, entre les lignes, des correspondances plus profondes entre la pensée maurrassienne et la démarche de Peyre.
On note d’abord un certain nombre d’énoncés qu’un maurrassien ne saurait qu’approuver. Peyre associe continuellement le « sentiment national du peuple de France » et l’action de la monarchie, les deux s’épaulant l’un l’autre :
« Durant dix siècles de monarchie, la France travailla à la formation de son unité sous la direction de ses rois On ne peut douter que la vaste nef de l’union française, élevée grâce à cette collaboration avec la nation, n’eut pour artisan la royauté (p. 38).
Une unité ainsi définie un peu plus loin « Union ou fédération française, œuvre d’association de tous les intérêts français sous une direction unique, celle-ci lui donnant non caractère d’unité » (ibidem). Et d’enfoncer le clou : « Le principe constitutif de la France monarchique fut un principe fédératif ; le royaume de France formant une union de provinces ». Avant de conclure, à la fin de son livre : « l’action du roi fut celle même de l’esprit français ».
Union indissoluble de la France et des rois qui l’ont faite, union des provinces sous la direction du Roi : on n’est pas loin du tout, ici, y compris dans les termes employés de la conception maurrassienne d’un Roi président des républiques fédérées françaises, des provinces historiques conservant leur personnalité sous la houlette paternelle du souverain. Il nous paraît ici que Peyre ne peut pas utiliser gratuitement la terminologie qui est la sienne.
Mais c’est l’ensemble de la démarche de son livre qui nous semble la plus claire, surtout si on la compare à celle du républicain Brun. On a vu qu’elle en prenait le contre-pied : la monarchie n’a pas voulu, n’a pas pu vouloir, en fait, l’effacement des langues provinciales, bien au contraire, Sa politique a été libérale et c’est une bonne chose. La conclusion propose un modèle du bon État :
« L’État qui sait non seulement tolérer mais respecter les libertés de ses ressortissants enlève tout motif à ceux-ci de se détacher de lui. La religion et la langue font partie de ces libertés » (p. 258).
Les libertés, non la Liberté : c’est des vieilles franchises provinciales qu’il est ici question. Louis XIV aurait été sans doute désagréablement surpris de lire cela. Mais ce n’est pas à lui que pense Peyre, car ce Louis XIV, à la suite de Richelieu, s’est déjà engagé dans la voie périlleuse de la centralisation à outrance : ce n’est déjà plus la bonne monarchie. Par contre, la République qui a imposé la séparation de l’Église et de l’État, à la suite de ses ancêtres révolutionnaires qui persécutaient les prêtres, voilà un type d’État peu sympathique.
La Révolution justement : Peyre affirme à plusieurs reprises qu’il arrête son travail à la fin du XVIIIe siècle et la laisse donc de côté, au contraire de Brun qui lui faisait jouer un rôle tout à fait positif, celui du régime qui donne enfin la langue nationale à tous les citoyens. On devine à partir de ce qui précède et du modèle du bon État proposé par Peyre que la politique « jacobine » ne peut que constituer le repoussoir idéal, quoique implicite, face à la sage politique des rois. Une incise dans la conclusion, un des rares moments où la Révolution est explicitement présente, précise d’ailleurs : « Les volontaires de 93 en Alsace, c’est la Royauté qui les a donnés à la Révolution » (p. 253).
Pas l’esprit de 89, mais la Royauté. Tout simplement parce qu’elle a su attacher à la France des populations différentes, mais qui se reconnaissaient dans le régime que la monarchie leur offrait, sans contrainte, librement.
On se doute bien qu’une thèse de droit n’est pas le lieu idéal pour lancer une profession de foi monarchiste. Mais c’est bel et bien une profession de foi de ce type que nous discernons entre les lignes de l’austère travail de Henri Peyre.
Est-ce à dire que Fiorelli et Trudeau doivent être rangés dans la même catégorie ? Rien dans ce qu’ils écrivent ne permet de le penser. Rien non plus d’ailleurs, pas plus chez eux que chez quiconque de ceux qui ont mentionné le nom de Peyre, n’indique que les arrière-pensées idéologiques qui sous-tendent sa démarche ont été perçues. Le fait qu’il ait eu une postérité doit donc s’expliquer à un autre niveau que la connivence partisane.
Une hypothèse possible : le désagréable côté cadavre dans le placard de la rugueuse injonction de 1539. Le fait qu’on ne peut accepter de gaieté de cœur que l’unité française se soit construite sur une privation de parole, sur une oppression linguistique. Les divers auteurs qui se sont penchés sur le problème gèrent cet encombrant problème de trois façons différentes, mais somme toute complémentaires.
L’affrontement français / latin
Ces auteurs peuvent concentrer leur réflexion sur le seul affrontement français/latin, avec quelque pertinence apparente, au demeurant, puisque c’est effectivement le seul latin qui est expressément nommé dans les deux articles de l’ordonnance, comme dans les ordonnances et lettres patentes qui précèdent.
C’est, nous semble-t-il, la position adoptée par Gilles Boulard. Lequel nous offre une analyse très fine des enjeux de 1539. Pour lui, la vraie cible, au-delà du latin des scribes routiniers, c’est le bloc de résistance aux progrès du pouvoir royal que constituent les Parlements, celui de Paris comme ceux des provinces. La langue traditionnelle de ces institutions, qui posent volontiers, à l’occasion, au contre-pouvoir, c’est le latin. En leur imposant le français du roi, ce dernier leur ôte une de leurs armes, cette langue savante qui leur permettait de
« se réserver du sens, [de] conserver une part d’ombre, bref [d’]échapper à la visibilisation linguistique à laquelle l’ordonnance travaille à les astreindre. Conserver la parole et se donner les moyens d’une rétention d’information, c’est pouvoir s’opposer : l’enjeu de l’ordonnance, il faut le dire, ce sont les ténèbres de la langue […]. Le français est le moyen de contrôler les élites concurrentes » (art. cit. p. 66).
Idée complétée un peu plus loin par une formule-choc : « l’unité linguistique est très clairement un ressort de l’assujettissement ». Et il ajoute une autre dimension : le recul du latin sur le marché linguistique entraîne le recul des praticiens qui le possèdent et permet l’émergence de « nouvelles élites concurrentes », purement francophones, elles. Au-delà de cette dimension très politique, la promotion de la langue du roi a aussi une autre portée qui renvoie à l’établissement de l’hégémonie culturelle et idéologique du régime : la langue du roi est porteuse d’une nouvelle vision du monde, celle de la monarchie :
« la véritable centralisation consiste peut-être moins dans la substitution d’une langue à une autre que dans l’inculcation des modèles qu’elle véhicule » (p. 65).
Et Gilles Boulard rappelle ce que la plupart des autres négligent : les articles 110 et 111 ne constituent qu’un élément d’un dispositif plus vaste : les 192 articles de l’ordonnance sanctionnent la dépossession des justices ecclésiastiques, et au passage, en interdisant les « coalitions » ouvrières, constituent une des premières amorces de législation antisyndicale de notre histoire. Comme dit Gilles Boulard, discutant et critiquant le discours apparemment ouvert des fameux articles sur la nécessité d’être clairement compris des justiciables, « le reste de l’ordonnance n’est pas indulgent ! ». Et il faut la resituer dans son contexte. Le règne de François 1er voit justement, par contraste avec celui de ses prédécesseurs immédiats, fleurir les ordonnances qui par petites touches remanient le système français pour l’acheminer progressivement vers le stade de l’État moderne, bientôt absolutiste. C’est de pouvoir qu’il est question et la question de la langue fait partie de la question du pouvoir. Les progrès de la langue du roi vont de pair avec les progrès de l’administration royale. Ajoutons une dimension que G. Boulard n’aborde pas davantage que ses prédécesseurs : le contexte européen qui voit à la même époque s’imposer des modèles de langue d’État, en Castille comme dans les États italiens, comme en Allemagne avec la cristallisation du Hochdeutsch. Tout cela va de pair. Il souligne par contre – d’où le titre de son article – le caractère plus incitatif que réellement autoritaire de la décision de 1539 Loin de prévoir des sanctions pour qui refuserait d’obtempérer, le roi préfère laisser du temps au temps et aux effets de la mise en place, dans les profondeurs de la société, de son hégémonie idéologique et culturelle. L’ordonnance est mortelle pour tout ce qui n’est pas le français, mais elle est aussi, à sa façon, indolore.
La thèse de Gilles Boulard est plus que séduisante et nous pensons qu’elle rend bien compte de ce qui se passe pour le latin autour de 1539. Elle peut même expliquer, à notre sens, l’anomalie représentée par l’opinion de Rebuffe : on peut imaginer que pour ce Parlementaire, démolir, par le détour occitan, la prétention à la clarté et à l’intelligibilité des actes de Justice, c’est un argument par l’absurde qui permet de critiquer en biais, les dispositions linguistiques de l’ordonnance dans leur ensemble[11]. Une seule nuance face à l’analyse de G. Boulard : il sous-estime nettement, nous semble-t-il, la question des langues autres que le français et le latin au motif que les légistes du temps n’en parlent jamais. Visiblement pour lui, la question est réglée dès avant 1539 et les « langues périphériques » ont déjà été abandonnées par des populations qui « désirent le français ». Or il apparaît que les seuls qui s’expriment vraiment sont les élites, soit une minorité décisive en termes de pouvoir, certes, mais trop infime pour prétendre constituer à elle seule « les populations » sur les sentiments desquelles, en profondeur, nous risquons de rester longtemps dans l’ignorance. Et surtout, cette analyse en forme de défausse néglige le fait que l’occitan est encore bel et bien présent, aux côtés du français et du latin, dans les actes de la pratique, malgré un recul net depuis le XVe siècle. On écrit encore en occitan dans l’administration municipale de Montpellier dans les années 1560, et plus tard encore dans certains arrière-pays. Gilles Boulard revient dans la suite de son article, à propos du corse et de la modification de l’article 2 de la Constitution en 1992, sur la question des langues régionales, et en des termes critiques non dépourvus d’intérêt[12]. Mais pour ce qui est de 1539, il nous semble aller un peu vite. Le fait que nul grand contre-pouvoir potentiel n’ait fait de ces langues son cheval de bataille ne signifie pas que le pouvoir royal ne les considérait pas comme un obstacle.
Le prestige du français, langue de grande civilisation
L’arbre du latin cache un peu, ici, une forêt bien réelle. C’est une première forme d’esquive.
Nous en avons entrevu une autre au fil des pages qui précèdent : cette idée selon laquelle, au fond, le succès de l’ordonnance viendrait moins de sa force coercitive – la plupart des auteurs signalent à juste titre ce que nous rappelions plus haut, à savoir qu’aucune sanction n’est prévue contre les indociles – que du prestige du français, langue d’une grande civilisation. On a vu cette idée défendue avec une éloquence quelque peu pâteuse, mais paradigmatique, par Lucien Febvre. Mais on la retrouve aussi chez Brun comme chez Peyre, avec d’autant plus de vigueur chez ce dernier que, comme on l’a vu, c’est la seule explication possible, dans son système, au fait que nulle province n’a adopté sa langue propre à la suite de l’ordonnance, et, au-delà, la seule façon de prouver cette adhésion enthousiaste à la France monarchique qu’il présuppose. Tout se passe donc dans la sphère du marché culturel – et Peyre parle explicitement de « libre concurrence » entre les langues – bénéficiant en fin de compte à la plus performante.
Nos Occitans auraient donc, pourrait-on dire, refusé de bon cœur d’échanger leur baril de français fraîchement acquis contre fût-ce deux barils de patois des origines. Aucune persécution des langues régionales, mais un simple mouvement spontané, et, somme toute, naturel.
Nous craignons que cette explication patriotique et culturelle ait peu à voir avec la réalité du temps. À côté de la force de persuasion que pouvait déployer l’appareil administratif français pour convertir à sa langue d’usage, il y a une dimension qu’ont bien vue Danielle Trudeau, dans son article de 1983, comme plus récemment Geneviève Clerico dans sa contribution à la Nouvelle Histoire de la langue française13 quand elles citent la fin de l’anecdote de Ramus déjà évoquée : le roi expliquant aux Provençaux honteux et confus « qu’il estoit bien séant, combien que le langage demeurast à la populasse, neantmoins que les hommes plus notables estans en charge publicque eussent comme en robe, ainsi en parole, quelque praeminence sur leurs inférieurs ».
C’est bel et bien de diglossie – et d’une diglossie voulue et assumée – qu’il est ici question, et de la nécessaire inégalité des langues comme des conditions. Le prestige de la Pléiade – d’ailleurs à venir dans une large mesure en 1539 – n’a rien à y voir. Mais on retrouve toujours la force de pénétration dans la société française de l’idéologie diffusée par la Monarchie. Ce qui convainc les acteurs locaux d’adopter la langue du roi et de sa cour, c’est le désir de se conformer aux canons de distinction qu’il édicte et, au passage de se ranger, y compris linguistiquement, dans son camp, qui est celui du pouvoir.
Comment les autres langues sont-elles nommées ?
Mais il y a une dernière dimension, qui se révèle à la lecture de la plupart des auteurs concernés. Ils utilisent le plus souvent une terminologie assez vague quand il s’agit d’évoquer les langues exclues par Villers-Cotterêts. Boulard parle de « langues régionales ». Danielle Trudeau parle de « langues provinciales », comme d’ailleurs son inspirateur, Peyre, voire de « dialectes ». Geneviève Clérico parle indifféremment de « dialectes », de « langues régionales », de « parlers locaux », de « parler vernaculaire ». Elle mentionne bien l’occitan dans son tableau des pratiques antérieures à 1539, mais sans tirer vraiment de conséquences du fait qu’il n’y a que là qu’on peut effectivement trouver trace de parlers locaux autres que le français. De même Anthony Lodge (Le Français, histoire d’un dialecte devenu langue, Paris, Fayard l997), sans ignorer l’existence de l’occitan, comme il se doit pour quelqu’un qui est spécialiste des parlers d’Auvergne au Moyen Âge, ne parle, à propos de Villers-Cotterêts, que de « vernaculaire », « vernaculaire local », « vernaculaires régionaux ». Brun, dont le travail, porte justement sur les régions méridionales, est tout aussi flou dans ses dénominations -et il s’en vante même dans sa préface, au nom de la « commodité » : voisinent ainsi « dialecte », « roman », « gascon » (y compris pour des textes périgourdins !), « limousin », « langue d’oc », « provençal » (y compris en Dauphiné). La forme majoritaire pour la période médiévale, c’est cependant « roman » (qui date quand même un peu, même en 1923 !) pour les zones à l’ouest du Rhône du moins. Mais après la fin du Moyen-Âge, ce qui domine sous sa plume, outre les dénominations dialectales citées plus haut, ce sont des termes du style « parlers locaux », « dialectes », voire « patois » utilisé sans guillemets ni précautions d’aucune sorte.
On pourrait multiplier les exemples. Pour tous ces auteurs, il y des langues clairement dénommées et donc instituées, le latin et le français, et en face, un ensemble vague et mouvant de parlers ou de dialectes, mis tous sur le même plan du nord au sud du royaume. Ce qui les amène à négliger un certain nombre de faits importants.
En premier lieu, que les ordonnances et lettres patentes antérieures à 1539 traitant de la question linguistique et de l’usage du « vulgaire » concernent toutes, sans exception, la partie occitane du royaume et elle seule : Languedoc (1490, 1531, 1533), Provence (1533), pays de droit écrit (1510 ), et répondent le plus souvent à des doléances des États des provinces concernées – les États étant ces institutions regroupant des délégués des trois ordres chargées de négocier avec le Roi le montant de l’impôt et de défendre les privilèges de la province. Il s’agit donc à chaque fois de ce qui apparaît comme des concessions, et, de toute façon, des mesures dérogatoires par rapport à une pratique, commune partout ailleurs, qui ne connaît que le couple latin/français.
Quel domaine linguistique est-il réellement concerné par le texte de 1539 ?
Le premier effet de 1539 est justement de mettre fin à ces dérogations, en légiférant pour l’ensemble du royaume. Or la plupart de nos auteurs, même ceux qui comme Brun mentionnent les destinataires de ces textes, omettent de tirer cette conclusion, laissant donc le lecteur inattentif face au risque de croire que les « vulgaires » en question pouvaient être ceux de n’importe quelle région.
Deuxième point : s’il y a dérogation pour le Sud, et pour nulle autre région – la Bretagne par exemple –, c’est qu’ailleurs la question de l’emploi de la langue locale ne se pose plus ou ne s’est jamais posée. Le breton n’a jamais été utilisé dans les actes administratifs et judiciaires, c’est le français qui remplace le latin dans ce registre d’usage, et ce très tôt, dès le XIIIe siècle, soit bien avant l’annexion de la Bretagne par la France, sept ans avant Villers-Cotterêts. La question du flamand ne se pose plus, puisque la France a abandonné la Flandre en 1526. L’Alsace échappe encore pour un siècle à la sollicitude du roi. Et les Basques de France utilisent concurremment le latin et l’occitan, à l’écrit. Quant aux diverses scripta d’oïl, qui sont des scripta, justement, donc un compromis entre des formes dialectales et des formes pan-oïliques, et non des dialectes locaux écrits, elles viennent d’achever leur agonie : c’est au Nord, en domaine picard, qu’elles ont survécu le plus longtemps, jusqu’au XVe siècle. Partout ailleurs, le français du roi, nonobstant quelques lapsus ici et là, est devenu la langue normale des scribes. En bref, le problème du législateur en 1539, ce n’est pas de décider, dans l’abstrait, s’il est possible d’écrire dans un « dialecte local », c’est de régler définitivement la question très concrète de la présence de l’occitan. Ce que laisse entrevoir, sans en tirer toutes les conséquences, Anthony Lodge, quand il évoque « l’emploi de trois langues (le français, le latin, l’occitan) dans les documents judiciaires », alors même qu’il ne mentionne pas le fait que les édits antérieurs à 1539 concernent précisément l’occitan. Du moins nomme-t-il la langue…
Car voici notre troisième point : nos auteurs ne nomment pas la langue non-française éliminée par l’ordonnance, la noyant dans l’indétermination, donc la banalité. Mais ils ont une excuse : l’ordonnance ne la nomme pas davantage, ne l’évoque même pas par allusion ou périphrase, la privant du même coup, et très radicalement, de toute existence, sinon en creux, et dans les limbes de l’implicite. Mieux encore : les textes précédents, depuis 1490, ne la nomment pas davantage, et ne parlent que de « vulgaire du pays » ou de « langue vulgaire des contractants ». Or on a vu que cette langue vulgaire, compte tenu des territoires concernés par ces textes, ce ne pouvait être que l’occitan. Le législateur aurait pu utiliser le mot : non seulement l’administration royale le connaissait mais selon toute vraisemblance c’est elle qui l’avait inventé après la conquête du « Languedoc ». Et en Provence en 1535, le mot « provençal » était lui aussi connu, traditionnel, donc tout à fait utilisable. Le fait que ni l’un ni l’autre n’aient été utilisés n’est certainement pas sans signification et pas davantage cette notion de « langage vulgaire » qui les remplace et les renvoie du même coup dans l’indiscernable. Il se pourrait bien qu’on ait là, dès 1510, la première étape, sournoise, de l’éviction de l’occitan du domaine de l’écrit judiciaire et notarial. La seconde étant représentée par la formulation de 1535 « en français ou à tout le moins en vulgaire dudit pays », où l’espace laissé à l’occitan n’est déjà plus que celui d’une tolérance réticente. 1539 clôt le processus d’abord en fermant le guichet laissé entr’ouvert en 1535, et ensuite en centrant l’attaque sur le seul latin, le « vulgaire » étant laissé dans l’ombre. On ne peut qu’admirer ici une démarche promise d’ailleurs à un bel avenir : rappelons que l’article 14 du règlement intérieur type de l’école primaire de Jules Ferry (« le français est seul en usage dans l’école ») se garde bien lui aussi de nommer ce qui a contrario ne doit pas être parlé ; et l’article 2 de la Constitution révisé en 1992 suit très exactement le même chemin. Seul Grégoire, obsédé par le péril patois, a cru bon de le dénoncer directement et explicitement, rendant du même coup et à son grand dam visibles les langues qu’il attaquait. Les autres ont été plus fins.
Il est intéressant – et cela constitue un bel hommage à l’astuce du rédacteur de 1539 – de voir comment les commentateurs ultérieurs sont tombés dans le piège qu’il avait de fait dressé. En restant eux aussi dans le vague et l’informulé du dialectal ils ont contribué à leur tour à la dissimulation du cadavre dans le placard, et cela en toute innocence d’ailleurs : qu’ils déplorent l’exclusion des « dialectes » ou qu’ils l’acceptent au nom de l’unité nationale, ils passent de toute façon au large du vrai problème, puisqu’ils ne le nomment pas.
Relire Villers-Cotterêts
Résumons-nous. L’interprétation de la portée de l’ordonnance de Villers-Cotterêts et de ses articles 110 et 111 n’est pas une simple affaire d’érudition et les débats qu’elle a pu susciter ne sont pas seulement d’ordre technique. Le fait qu’il s’agisse de la première grande mesure d’ordre linguistique prise par l’État français et que jusqu’en 1992 elle ait même constitué la seule loi existant en ce domaine14 en fait un texte fondamental. Pas seulement du point de vue juridique, mais aussi au niveau du symbole. Ce qui est en jeu, au-delà de l’identité linguistique de la France, c’est bel et bien son identité tout court : est-elle plurilingue ou monolingue ? Unitaire ou plurielle ? A-t-elle vraiment voulu exclure les langues « régionales » ou s’est-elle bornée à laisser entendre à leurs locuteurs que leur intérêt bien compris passait par l’adoption de sa langue, et d’elle seule, tout cela en douceur et dans le culte des belles-lettres ? Et du même coup, qu’a-t-elle fait de la langue de sa moitié sud, celle des Troubadours ? Ce n’est pas un petit débat, on s’en doute. Qui en croise un autre : au fond, quel est le régime idéal pour cette France ? Quelle est la vraie France ? Celle des Rois ou celle de la Révolution ? La question que posent, en filigrane, tant Brun que Peyre, c’est celle des deux France qui traverse toute l’époque contemporaine : celle de la tradition monarchique, ou celle de la République libératrice. Là encore, ce n’est pas un mince débat.
Mais tout ceci ne favorise pas nécessairement une approche sereine de la question linguistique en France et de son histoire.
Après 2001 : retour sur le débat
Depuis la parution de cet article, l’Ordonnance fatale a continué à susciter des réactions, des interprétations, des gloses, et des avis tranchés. Une des mises au point les plus intéressantes est celle d’une juriste du nom d’Agnès Blanc, sous le titre La langue du roi est le français, essai sur la construction juridique d’un principe d’unicité de langue de l’Etat royal (842-1789), Paris, L’Harmattan, 2010, 637 p. quand même (apparemment c’est une thèse). Comme on voit, elle remonte jusqu’aux légendaires serments de Strasbourg -du moins échappe-t-on à Clovis comme fondateur de l’Etat français. Comme il se doit, l’Ordonnance occupe une place centrale dans l’ouvrage (p. 345-390), et l’auteure présente un tableau nourri des débats qui l’ont concernée depuis le XVIe siècle. Elle cite un article de moi datant de 2002, mais ignore l’article repris ci-dessus. On apprend grâce à elle un certain nombre de choses sur le fameux Rebuffi, natif de Baillargues (Hérault), car elle l’a lu, elle (et elle fournit en annexe une traduction nouvelle de son opinion). Une première chose, ce qu’elle appelle une surprise (et c’en est une) : contrairement à ce que tout le monde répète depuis feu H. Peyre, ce personnage n’a jamais été président du parlement de Paris, n’en a même jamais été membre. C’était un spécialiste reconnu de droit canon, mais en aucun cas une autorité incontestable. Deuxième surprise : dans un ouvrage de 1547, rédigé en français, il parle de l’ordonnance, mais c’est pour dire que c’est bel et bien le français du roi qu’elle impose, contre le latin. L’ouvrage d’ailleurs posthume, dans lequel il affirme le contraire et parle de l’occitan, est de 1554. Il s’est apparemment passé quelque chose entre ces deux dates pour qu’il change d’avis, mais elle ne nous explique pas quoi, ce qui est très ennuyeux. Pour le reste, son point de vue est très ambigu : elle semble tout à la fois persuadée que pour le pouvoir royal l’unité de langue fait partie des attributs fondamentaux de sa souveraineté, et tout aussi certaine, sur la foi de quelques interprétations de juristes (et non de grammairiens cette fois), du XVIe (mais déjà plus au XVIIe), que l’ordonnance, en fait, ne prohibait pas les langues régionales. Elle note à juste titre que les juristes royaux, pour permettre (la fameuse) intelligibilité des débats judiciaires, autorisaient l’emploi d’interprètes, à condition que le jugement soit enregistré en français. C’est ce qui se passera en Bretagne, en pays d’oc et ailleurs jusqu’au XIXe siècle au moins, et c’est assez compréhensible. Mais cela ne signifie nullement la reconnaissance officielle d’autres vulgaires que celui du roi. Et de toute façon, comme tous ses prédécesseurs, elle ne se pose pas la question des langues concernées, croit que l’occitan administratif (elle parle d’ailleurs de « langues d’oc ») est en voie de disparition depuis le XVe siècle, et n’en sait pas plus sur le sujet que feu Brunot. En définitive, elle ne revient à la bonne vieille explication par le prestige culturel du français. Mais bon, elle a quelques notions d’histoire, pour une juriste.
en 2025…
Quelques remarques pour clore ce retour à un article vieux maintenant d’un bon quart de siècle.
– Si j’avais à le réécrire, je n’y changerais pas une virgule, quitte à ajouter quelques références à des publications plus récentes, comme celle d’Agnès Blanc par exemple, et à manifester une certaine mauvaise humeur, due au fait qu’en dehors du fait que je ne comprends pas que le débat puisse encore avoir lieu, il me semble qu’il repose sur l’ignorance, voulue ou non, d’un certain nombre de faits simples.
– La volonté du roi, ou plutôt du vrai rédacteur de la chose, un certain Poyet qui meurt d’ailleurs peu après en prison pour avoir un peu trop puisé dans la caisse, n’est pas d’imposer le français à toute la population. J’évoque au passage dans l’article de 2001 cet intendant du XVIIIe qui refuse l’idée d’écoles pour le peuple en Gascogne au motif qu’en apprenant le français les élèves voudraient abandonner la terre et entrer dans des professions de fainéants (il donne comme exemple avocat et curé, ce que je trouve adorable). François 1er ne s’intéresse qu’à la justice, sujet sous son règne (1515-1547) de 65 textes législatifs ou règlementaires (contre une quinzaine pour ses deux prédécesseurs entre 1483 et 1515). Sauf qu’en parlant de langue de la justice, il touche par ricochet la langue de tous les textes et documents, publics ou privés, communaux ou notariaux, pouvant être soumis à cette justice. Ce qui finit par faire beaucoup de papier, et beaucoup d’incitations à passer au français à l’écrit.
– Que les historiens de la langue, les historiens du droit, les historiens de la littérature ne le prennent pas mal, et ne mettent pas ce qui suit au compte du corporatisme des historiens sans complément. Mais, je le répète, poser la question de l’Ordonnance en dehors de toute étude sérieuse du contexte politique du temps condamne à passer à côté. Le règne de François 1er marque la première étape importante de la mise en place d’un État centralisé doté de ses institutions et de son personnel propre. Dans ce cadre le choix de la langue de l’administration revêt une importance majeure. Imaginer l’administration royale prête à accepter que n’importe qui puisse s’adresser à elle en écrivant n’importe quoi en n’importe quel idiome relève d’une rafraîchissante naïveté. Que le texte de l’ordonnance évoque gentiment l’intelligibilité nécessaire des jugements par tous les justiciables relève, de son côté, de la rubrique eau bénite de cour. À l’oral, les juges pouvaient parfaitement expliquer à l’accusé dans son idiome pourquoi ils le pendaient. Mais l’écrit ne pouvait être qu’en français. Pas pour des raisons culturelles, même si le discours mégalomane sur les qualités du français est déjà bien diffusé, mais pour des raisons de commodité.
– Poser la question théologique du sens exact de la formule « langage maternel françois » en fonction du statut des « langues régionales » en général (au prix d’un anachronisme terminologique) indique une profonde ignorance de la situation réelle sur le terrain au cours des années 30. On répétera donc, une fois de plus, sans espérer être entendu, que la seule « langue régionale », « maternelle » ou non, qui peut poser encore problème à l’administration, pour être encore utilisée à l’écrit par des notaires ou des administrations municipales, c’est l’occitan, non nommé bien sûr, comme il sied à son rôle de masque de fer de l’histoire linguistique de la France, pour reprendre la formule de Bernard Cerquiglini. Point final. Et si son recul dans ce registre, entamé au XVe siècle, non seulement ne ralentit pas mais s’accélère, c’est que tout le monde a compris ce qu’il fallait comprendre. Le débat, one more time, est sans objet.
– Une dernière chose. L’interprétation « Brunot » de l’Ordonnance est encore brandie aujourd’hui contre les langues de France par des politiques (un certain député Lachaud, professeur d’histoire paraît-il, au moment des débats de la loi Molac auquel la FELCO avait répondu [13]) ou, en 2023, des juges face à l’emploi du catalan dans des délibérations municipales par exemple. Comme si 1789 n’avait pas eu lieu (il est vrai que le décret Merlin du 2 thermidor an II évoque l’ordonnance dans son exposé des motifs). C’est quand même extraordinaire, on en conviendra. Mais il y a plus extraordinaire encore : que des défenseurs des langues de France puissent reprendre à leur compte l’autre interprétation, celle du grand républicain Peyre. Croient-ils vraiment qu’aujourd’hui, on pourrait réintroduire les « langues régionales » dans un statut d’officialité que la vieille Ordonnance leur aurait garanti ? Comme si 1789, là encore, n’avait pas eu lieu, et comme si le fait que nul en 1539 n’ait revendiqué ce statut d’officialité pour sa langue « maternelle » ne voulait pas dire quelque chose qu’il conviendrait d’expliquer. C’est quand même un peu ce qu’on appelle se tirer une balle dans le pied.
Bref, ne serait-il pas temps de cesser de se poser sur cette histoire des questions qui ne se posent pas ?
[1] Revue Historique, n° 609, janvier-mars 1999, pp. 45-100
[2] Ferdinand Brunot (1860-1938), Histoire de la langue française des origines à 1900, Paris, A. Colin, 1905
[3] La Royauté et les langues provinciales / Thèse pour le doctorat présentée par Henry Peyre ; Université de Paris. Faculté de droit – éd. Paris, Peyre, 1933. En ligne sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k944329x.texteImage.
[4] Auguste Brun, Recherches historiques sur l’introduction du français dans les provinces du midi, Paris, Honoré Champion, 1923.
[5] Il figure dans tous les Cartabèu dóu Felibrige à partir de 1924, en qualité de mainteneur.
[6] « Politique royale ou civilisation française ? La Conquête du Midi par la langue française », repris in Combats pour l’histoire, Paris, 1954, p. 178.
[7] Éd. Pierre Fabre, s. l., Cercle Pierre Dévoluy et Maintenance de Provence, 1994, pp. 267-269
[8] « Pour l’interprétation de l’ordonnance de Villers Cotterêts » Français Moderne, n° 18, 1950, p.277-288 ; « En langage maternel françois », n° 19, 1951, p.81-86.
[9] « L’ordonnance de Villers-Cotterêts et la langue française : histoire ou interprétation ? », Bibliothèque d’Humanisme et Renaissance, T XLV, Genève, Droz, 1983, p. 461-472.
[10] Art. cit. p. 55.
[11] Hypothèse avancée ici sous toutes réserve d’une lecture du livre de Rebuffe que nous n’avons pu faire faute de l’avoir trouvé, et que visiblement nul parmi ceux qui le citent n’a faite.
[12] Il qualifie de « cauteleuses » les réponses offertes par le Garde des Sceaux en 1992 à ceux qui s’inquiétaient d’une éventuelle mise en péril des langues régionales, et, sur la Corse vue par les plus hautes instances judicaires au XIXe siècle, il cite une terminologie abrupte (« peuple conquérant » contre « peuple soumis ») dont il vaudrait mieux que les Corses d’aujourd’hui n’aient pas connaissance.
13 Sous la direction de Jacques Chaurand, Paris, Seuil, 1999 ; voir notamment les p. 149 à 152.
14 Ce qui explique que Villers-Cotterêts puisse être invoqué par les tribunaux français jusqu’à une époque très récente, comme le montre Gilles Boulard ; ce qui explique aussi que certains défenseurs des langues régionales aient pu tenir, face au tribunal administratif par exemple, le raisonnement de Peyre, puisque ce raisonnement permettait d’exciper de l’ordonnance pour ouvrir une petite porte à l’usage de ces langues.
[13] Voir la réaction de la FELCO : https://www.felco-creo.org/04-04-21-monsieur-lachaud-depute-france-insoumise-et-les-langues-regionales-ou-lart-du-mais/.