« Châteaux cathares » ou « forteresses royales » ? Un débat piégé. Une réflexion de Philippe Martel, historien

Un problème historique ?

On assiste depuis quelques mois à une polémique assez virulente, à la suite de la candidature à l’inscription au patrimoine mondial de l’UNESCO d’un certain nombre de châteaux médiévaux situés dans le département de l’Aude. Ces châteaux étaient jusqu’à présent connus sous l’appellation « châteaux cathares », portée en son temps par le Conseil Général de l’Aude et relayée par les offices du tourisme locaux. Il est à présent question d’y substituer une appellation nouvelle : « forteresses royales du Languedoc ». Le débat actuel associe plusieurs dimensions :

  • Il s’agit d’un problème historique : à quels évènements ces châteaux sont-ils liés ? Ce qui était privilégié jusqu’ici, c’est leur rapport avec la Croisade contre les Albigeois (première moitié du XIIIe siècle en gros). Désormais, c’est la période postérieure, celle de la confrontation entre le royaume de France, vainqueur de la croisade, et le royaume d’Aragon, son voisin méridional.

Ce nouveau choix n’est pas neutre idéologiquement, et il n’est pas séparable d’un débat historiographique connexe, celui qui porte, depuis plusieurs années maintenant, sur l’existence, ou non, d’un « catharisme » correspondant à la définition jusqu’à présent acceptée de ce courant religieux. Pour un certain nombre d’historiens, n’ont existé aux XIIe et XIIIe siècles que des chrétiens plus ou moins déviants par rapport à la doctrine et aux comportements imposés par la Réforme Grégorienne. En gros, pour justifier la répression de ces déviants, l’Église aurait monté contre eux des dossiers leur attribuant des croyances radicalement étrangères au christianisme. Le « catharisme » serait donc une construction cléricale, pas plus. Du coup, s’il n’y a pas de cathares, il ne peut guère y avoir de châteaux du même nom. Et en tout état de cause, s’ils avaient existé, ils n’auraient pas été en mesure de construire, occuper et défendre ces châteaux, qui n’ont donc pas à leur être associés.

  • Les tenants de cette déconstruction radicale attribuent le succès d’une certaine mode cathare aujourd’hui à l’action aussi bien de militants « régionalistes occitans » en recherche d’ancêtres prestigieux que d’élus départementaux soucieux de présenter aux touristes l’image d’un patrimoine d’autant plus séduisant qu’il renvoie à une histoire dont ces touristes ignorent tout : il y aurait donc un « mystère cathare » inséparable des paysages et des monuments visitables de la région.

Si l’on se place dans le registre d’une communication touristique et commerciale un tout petit peu respectueuse de la vérité historique, il est clair qu’à un certain moment il convient de changer la vitrine et les étiquettes qui lui sont attachées.

  • Sauf que le choix de remplacer les cathares par des symboles du pouvoir capétien et donc d’inscrire ces monuments et l’histoire dont ils sont porteurs dans le seul cadre de l’histoire nationale française n’est pas neutre. Et là, on sort aussi bien des discussions savantes entre spécialistes du XIIIe siècle que des stratégies commerciales de l’office départemental du tourisme. On parle utilisation idéologique et politique d’un souvenir historique.

Le débat scientifique tel qu’il est mené repose sur quelques a priori qui méritent discussion.

  • Il est tout à fait exact que la doctrine cathare, si on accepte son existence et son dualisme radical, ne favorise pas l’investissement de ses adeptes dans des opérations de type militaire, ou dans la construction de châteaux, bâtiments matériels, donc liés au Mal s’il en est.

Cela dit, parler de châteaux cathares n’implique pas qu’ils en aient été forcément les maîtres d’œuvre et les propriétaires. Pour ce qu’on en sait à partir des opérations, bien réelles, elles, menées à partir de 1211 contre un certain nombre de citadelles (Minerve, Lavaur, Termes, jusqu’à Montségur, la plus connue), il s’y trouvait bel et bien des hérétiques, ceux que les croisés ont brûlés « avec une joie immense » comme dit la chronique, après les avoir conquis.

Ce qui veut dire que même si les châtelains concernés ne faisaient pas forcément partie du groupe des cathares, ils n’en acceptaient pas moins d’en héberger des membres.

Ce que l’on peut savoir de la sociologie de l’hérésie indique d’ailleurs que ses tenants étaient liés au monde aristocratique occitan de leur temps par des liens familiaux ou de voisinage. De ce point de vue il n’est pas totalement incongru d’associer les cathares et ces châteaux.

  • Le grand argument de ceux qui ne veulent entendre parler que de « forteresses royales » repose sur un fait incontestable : tels qu’ils sont actuellement, ces châteaux, ou la plupart d’entre eux (ce qu’il en reste) présentent tous les caractères architecturaux des forteresses construites au XIIIe siècle, après la croisade de toute façon, et, effectivement, souvent sur initiative du pouvoir capétien. Ce qui implique qu’ils ne pouvaient guère servir de refuge aux hérétiques.

Sans doute. Mais la prise du château de Quéribus, en 1255, après la défense assurée par Chabert de Barbaira, que l’on peut considérer comme « cathare », soit dit en passant, est postérieure au traité de Meaux-Paris de 1229. Et en tout état de cause ces châteaux ne pouvaient pas naître à partir de rien, ou des simples castra (villages plus ou moins fortifiés) supposés par les critiques : il s’agit en fait de la réfection de bâtiments préexistants, peut-être détruits en partie, mais dont il devait fatalement subsister ne serait-ce que les pierres servant à la nouvelle construction. La topographie des lieux limite par ailleurs la possibilité de bâtir sur d’autres fondations que celles qui existaient déjà. Après tout, le Louvre, ce n’est pas seulement les palais bâtis à partir du XVIe siècle, c’est aussi les tours du château de Philippe Auguste dont les bases sont enfouies sous le monument actuel. Et Versailles, ce n’est pas seulement le palais bâti par Louis XIV, c’est aussi le pavillon de chasse hérité de son père Louis XIII. L’histoire de tous les bâtiments un peu importants est un continuum des étapes duquel il faut tenir compte, dans leur totalité. Bref, j’ai tendance à considérer les arguments des adversaires de l’appellation « châteaux cathares » comme de simples arguties, pas forcément innocentes.

Des a priori au débat scientifique

  • Car ce débat technique n’est pas pour moi l’essentiel. Bien plus importantes me paraissent les implications idéologiques, signalées plus haut, du choix de l’étiquette « forteresses royales ».

Ce choix renvoie à une longue tradition, celle du roman national français tel qu’il se met en place au XIXe siècle avant d’être largement diffusé en société par le biais de l’école. Dans ce roman, tout tourne autour de l’histoire de l’État, puisque c’est lui qui fait la France. Du coup, la place tenue par l’histoire d’en bas est secondaire, aussi bien celle des classes populaires que des diverses régions qui composent le territoire « national », ces « provinces » qu’il est convenu de regrouper au sein de la catégorie « Province », globalement opposée dans le sens commun français à Paris, lieu du pouvoir.

Et, comme les lieux, « pays », villes et villages qu’on y trouve, elles n’ont à être prises en compte que sous deux formes :

  • d’abord au moment où elles sont « rattachées » à l’État, c’est à dire en fait annexées de façon plus ou moins brutale. C’est ainsi qu’on peut parler de l’Artois et du Roussillon à propos du traité des Pyrénées de 1659 qui les « donne » à la France, ou du « Languedoc » à propos du traité de Meaux-Paris de 1229, déjà évoqué.
  • seconde possibilité d’apparition (fugitive), lorsque tel événement de portée « nationale » leur est associé : siège de la Rochelle sous Richelieu, batailles de Crécy, d’Azincourt ou de Valmy, révolte de la Vendée… Et l’Artois pourra ressurgir si on en fait le lieu de naissance d’une personnalité « nationale » d’importance, Robespierre par exemple.

Ce qui affecte ces lieux en dehors de ces émergences ponctuelles est hors sujet. Et tout autant sinon plus ce qui se passe avant leur « rattachement ».

  • Sauf exceptions honorables que nous ne connaissons d’ailleurs pas, il est infiniment probable que la plupart des gens qui débattent de la question qui nous occupe n’ont jamais entendu parler au cours de leurs études primaires ou secondaires de l’histoire du comté de Toulouse avant 1209 et des conflits l’opposant soit aux vicomtes Trencavel, soit aux comtes de Barcelone rois d’Aragon. Pas plus, pour changer de « province », qu’on ne leur aura alors parlé du roi breton Nominoé (Xe siècle) ou de ce qui se passe en Alsace entre 1871 et 1918, sinon peut-être pour expliquer éventuellement que le Concordat y est encore en vigueur.
  • À cela s’ajoute, pour le cas languedocien, une autre dimension, celle du cadavre dans le placard. Car là, le « rattachement » s’est opéré à la suite d’une guerre particulièrement violente, combinée à une féroce persécution religieuse. Et il ne suffit alors pas, même si c’est la solution adoptée par les manuels qui l’évoquent (plus ou moins) sous la IIIe République, de rejeter la faute sur l’alliance entre la brutalité féodale du « petit seigneur » Montfort et le fanatisme clérical, avant de conclure que c’est somme toute l’intelligente politique du roi de France qui a permis la réconciliation finale entre France du Midi et sa sœur du nord, face, incidemment, à un péril bien pire, celui d’une éventuelle annexion par l’Aragon, donc au fond l’Espagne, un des nombreux ennemis héréditaires disponibles.

Il me paraît que la promotion de l’appellation « forteresses royales » et du discours historique qui l’accompagne relève de façon peut-être inconsciente de ce roman national dans toutes ses implications.

Pour ouvrir un vrai débat

On peut être méfiant vis à vis de la mythologie qui entoure trop souvent le catharisme et la Croisade, au détriment d’une connaissance froide et dépassionnée étrangère à toute arrière-pensée « identitaire » (et c’est un historien occitaniste qui le dit ici).

On peut être agacé par les récupérations commerciales du vocable « cathare » pour désigner et vendre tout et n’importe quoi au touriste innocent.

Mais on peut tout autant ne pas se satisfaire d’une autre récupération, au profit d’un roman national qui n’a que trop le vent en poupe à l’époque où nous sommes. Si l’on tient vraiment à éviter toute référence au catharisme, pourquoi ne pas adopter un désignant plus neutre ? Pourquoi pas par exemple « forteresses médiévales en Languedoc » ? Sans oublier de fournir aussi les renseignements historiques qui permettent de déchiffrer les monuments et les paysages concernés, quitte à tenir compte des débats scientifiques qui y sont liés, et qui ont leur intérêt.

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